Interview with Hans-Werner Sinn, challenges.fr, 30. September 2014
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Vous ne comprenez pas l'intransigeance allemande sur l'euro et les déficits? Lisez cet entretien avec Hans-Werner Sinn et tout vous paraîtra plus clair. Président du prestigieux institut économique de Munich IFO, star des talk show à la télé allemande, Hans-Werner Sinn est devenu le critique le plus féroce de la politique européenne depuis la crise de l’euro. A l’occasion de la sortie de son livre The Euro Trap (le piège de l’euro), il répond aux questions de Challenges.
Après New York, Washington et Milan vous passez deux jours à Paris, où vous irez de conférences en rencontres. Que vendez-vous?
Mon nouveau livre "The Euro Trap" (ndlr, Le piège de l’euro), paru en août aux Etats-Unis et dans le monde anglophone, aux éditions Oxford University Press. Il va être traduit en d’autres langues, dont le français, je l’espère.
Quelle thèse y défendez-vous ?
J’y décris une histoire de l’euro qui montre que les problèmes de l’Europe du Sud sont nés d’un excès de crédit. Ces pays ont été shootés à l’argent frais, ce qui a fait monter les salaires plus rapidement que la productivité. Cela a augmenté les prix et a donc été au détriment de leur compétitivité. En Espagne, par exemple, les prix ont augmenté de 25% par rapport au reste de la zone euro, ce qui, sans la monnaie unique, aurait correspondu à une hausse de la peseta de 25%. Ça a porté un préjudice considérable à l’industrie ibérique.
Vous évoquez les problèmes du Sud. Incluez-vous la France dans ce Sud, qu’en Allemagne on appelle souvent les pays du Club Med ?
Bien sûr qu’elle en fait partie ! D’ailleurs son problème est que ses principaux clients sont en Europe du Sud. L’économie de la France a été frappée de plein fouet par la crise de l’euro.
La santé économique de la France vous inquiète-t-elle ?
Oui, elle me soucie beaucoup. La France n’a plus de croissance. Elle aussi a un taux de chômage des jeunes très élevé, et un taux de dépenses publiques est 57%, alors qu’en Allemagne il est passé, à force d’efforts et de réformes, de 49 à 44%. Autre sujet de préoccupation en France : son secteur public pléthorique. 25% des salariés sont employés dans la fonction publique, soit le double de l’Allemagne. Cette nationalisation des emplois a certainement préservé le bonheur privé des ménages, mais a mis en péril la compétitivité de l’économie.
Et l’Allemagne a, elle, sacrifié le bonheur privé ?
Je ne dirais pas cela. Ne vaut-il pas mieux que les salaires augmentent peu et que les salariés conservent leur emploi dans l’économie privée ?
Que vous inspire le tournant de Manuel Valls ?
Le Premier ministre a l’air de mettre davantage d’énergie que ses prédécesseurs à lancer des réformes. Reste à voir la mise en œuvre et les résultats. La France doit absolument se réformer, même si ses efforts ne porteront leurs fruits qu’à moyen terme. Il faut qu’elle tourne le dos aux habitudes de hausse de l’endettement, qui apporte un soulagement à court terme, mais qui a des conséquences dramatiques à long terme.
Craignez-vous un risque de contagion si la France allait encore plus mal ?
La contagion est partie de l’Europe du Sud pour gagner la France. Bien sûr, que si votre pays allait plus mal, cela aurait un impact sur l’économie allemande, et mettrait aussi en péril le projet européen. C’est pour cela qu’en Allemagne les gens s’inquiètent autant pour la santé de votre pays.
Vous en voulez aux pays du Sud et à la France, pourquoi ?
Bien sûr que non. Mais je suis désolé que ces pays, France comprise, aient fait pression, contre l’avis de la Deutsche Bundesbank (la banque centrale allemande) pour que l’on mette en œuvre des plans de sauvegarde en émettant de l’argent. Enormément d’argent a été injecté dans la partie méridionale de l’Europe, sans pour autant que la pression soit maintenue pour poursuivre de vraies réformes.
Vous êtes également critique vis-à-vis de la BCE, qui, dites-vous, se mue en "bad bank", pourquoi ?
La BCE fait tout, sauf de la politique monétaire. Elle a pris des mesures fiscales. D’ailleurs la cour constitutionnelle allemande a bien dit que la BCE était sortie de son mandat avec son programme d’OMT.
Vous martelez à longueurs de colonnes qu’un temps précieux et un argent fou ont été perdus ces dernières années. La situation s’est tout de même améliorée en Europe depuis deux ans, non ?
Non. On a simplement calmé temporairement les marchés financiers, en résolvant les problèmes de dettes publiques par l’injection massive de fonds publics. Ce qui fait porter le risque sur le contribuable et a plombé la productivité de la zone euro. Des sommes énormes sont parties dans la consommation des pays du Sud et dans du béton, des projets immobiliers insensés.
Vous dites avoir été naïf au moment de l’arrivée de l’euro. Vous le regrettez ?
Oui, il y a 25 ans, j’ai salué l’arrivée de l’euro en tant qu’instrument d’intégration européenne. Je n’ai pas pris au sérieux les réticences des économistes plus âgés. Or, l’euro tel qu’il a été conçu a apporté des difficultés majeures en Europe du Sud, notamment du chômage de masse, et des dissensions entre pays européens d’une intensité que je n’avais jamais connue auparavant.
Quelle solution préconisez-vous ?
Pour garder l’euro, il faut un euro flexible, un euro qui respire. Il faut pouvoir y entrer, mais aussi en sortir. Si on ne peut en sortir, c’est une prison ! La sortie peut être temporaire. Il aurait mieux valu pour la Grèce qu’elle sorte de la monnaie commune en 2010. Depuis, elle a fait des progrès, certes, mais ses prix n’ont baissé que de 6% par rapport au reste de la zone euro, quand il aurait fallu qu’ils baissent de 30%, et les dettes ont continué à croître. Mais c’est aux Grecs de décider s’ils restent ou non dans la zone euro.
Vous débattez ce mardi avec Jean Pisani-Ferry, commissaire général à la stratégie et ex patron du think tank européen Bruegel, qui lui aussi vient de publier un livre sur l’euro chez le même éditeur que vous. Qu'est-ce qui vous divise ?
Son ouvrage est titré "après la crise de l’euro". Or je pense que la crise est loin d’être finie. L’euro a déjà couté une décennie à l’Europe et avant que l’économie réelle ait récupéré, elle va probablement lui coûter une nouvelle décennie.