"Il n'est plus possible d'aider les gens sans alimenter l'inflation"

Hans-Werner Sinn

l'Echo, August 25th, 2022.

L'Allemagne se porte mal et risque d'entraîner ses partenaires dans son sillage. Les raisons sont multiples, notamment la pandémie et les prix élevés de l'énergie, mais pour l'économiste allemand Hans-Werner Sinn, les maux sont bien plus profonds que ça, et ils résonnent dans toute l'Europe.

L'expression était très courante dans les cénacles européens: "Lorsque l'Allemagne tousse, c'est l'Europe qui s'enrhume." Nous étions au début des années 1990, et la douloureuse réunification allemande entraînait les autres pays européens dans la tourmente.

Le spectre d'une même force d'aspiration apparaît aujourd'hui, car l'Allemagne hoquète à nouveau. Si l'économie allemande a encore enregistré une légère croissance au deuxième trimestre (+0,1%), l'indice Ifo du climat des affaires en août est, quant à lui, tombé à son plus bas niveau depuis juin 2020. Les troisième et quatrième trimestres devraient confirmer le ralentissement allemand, voire une récession, et emporter les pays voisins dans le sillage. Pour l'économiste allemand Hans-Werner Sinn, ancien président de l'institut Ifo de recherches économiques et professeur émérite de l'université de Munich, les causes profondes de la situation allemande, mais aussi européenne, sont une ambition climatique "utopique", des dépenses publiques excessives et une politique monétaire de la Banque centrale européenne trop expansive.

Car oui, selon Hans-Werner Sinn, les problèmes datent de bien avant la pandémie et la guerre en Ukraine.

 

L'Echo: L'Allemagne était un modèle, sa croissance est pour l'instant à la traîne en Europe. Que se passe-t-il?

Hans-Werner Sinn: L'Allemagne souffre d'une maladie cardiaque, le cœur étant son industrie automobile. Elle souffre à cause de la décision d'interdire les moteurs à combustion à la suite du scandale des émissions de NOx (Volkswagen avait mis en place un dispositif pour réduire la comptabilité des émissions de ses voitures; le scandale avait éclaté en 2015, NDLR). Produire des moteurs électriques, c'est perdre l'avantage comparatif dont disposait l'Allemagne. En plus de cela, l'Allemagne a maintenant cette énorme dépendance au gaz russe, ce qui la rend très vulnérable aux décisions de monsieur Poutine. Il y a quelques mois, certaines personnes ont soutenu que l'Allemagne devrait couper le gaz pour faire du mal à Poutine; à présent, les Allemands ont peur que Poutine leur coupe le gaz pour faire du mal à l'Allemagne. Il y a même des voix qui demandent une ouverture immédiate de Nord Stream II (gazoduc reliant la Russie à l'Allemagne, mis à l'arrêt dans le sillage de l'invasion russe en Ukraine, NDLR).

Cela explique-t-il pleinement la situation en Allemagne?

Si Poutine coupe le gaz – et il l'a déjà fait partiellement –, il y aura une récession de -3% à -8%, ce qui serait énorme. Indépendamment de cela, la production manufacturière allemande était déjà en baisse depuis 2018, avant même la pandémie. Les chiffres de production ont entre-temps remonté, mais la tendance est à la baisse. L'automobile, c'est le centre de l'industrie allemande avec, autour, tellement d'intermédiaires produisant les composants. La production automobile a été presque réduite de moitié depuis lors.

L'Allemagne a d'autres grands secteurs: chimique, électronique, pharmaceutique...

Bien sûr. Tout cela sera gravement affecté quand et si le gaz cesse d'arriver.

Le vif débat sur une éventuelle prolongation de réacteurs nucléaires peut-il apporter une solution?

L'Allemagne veut être verte et avoir de l'énergie verte. Ses dispositifs photovoltaïques produisent plus d'énergie que partout ailleurs en Europe. Mais les six centrales nucléaires qui ont été et seront abandonnées selon le plan actuel en 2021 et 2022 ont produit 20 % d'électricité de plus que toutes les centrales photovoltaïques d'Allemagne réunies. Cela montre qu'en abandonnant le nucléaire, l'Allemagne se met elle-même en difficulté. C'était une grosse erreur commise il y a 10 ans par Mme Merkel. Elle a cédé sous la pression des Verts. Puis vinrent les accords de Paris et la décision d'abandonner également le charbon, puis vint l'ordonnance de l'UE concernant l'industrie automobile. Tout cela signifie que l'Allemagne ferme ses sources d'énergie et a très peu pour les remplacer. C'est une décision idéologique et politique, je dirais même, utopique. L'Allemagne a accepté d'abandonner complètement tous les combustibles fossiles d'ici à 2045, dans 23 ans. Au cours des 32 dernières années, depuis 1990, l'Allemagne a réussi à réduire sa production de CO2 de 40 %, davantage que les autres pays européens. Mais cela était dû au déclin de l'industrie est-allemande. Et maintenant, le pays veut effacer les 60% restants en seulement 23 ans. C'est tout simplement impossible. J'appelle cela de l'utopie. Mais vous savez, les Allemands aiment les idées utopiques, ils ont été les inventeurs du socialisme, du luthéranisme, etc. Ils les suivent pendant un moment jusqu'à ce qu'ils se prennent un mur. Ce sera pareil cette fois.

Et si l'Allemagne prolongeait toutes ses centrales nucléaires?

Ce ne sera pas suffisant. Les six centrales nucléaires en question pourraient être maintenues, elles fonctionnent parfaitement et elles sont parmi les plus modernes du monde. Techniquement, ce ne serait pas un problème. Avec l'une d'elles, les dispositifs de refroidissement ont déjà été démontés, mais les cinq autres pourraient être maintenus et continuer à produire. Je suis prêt à parier qu'on va arriver à cette solution. Il est très difficile pour la mentalité allemande d'accepter la réalité, mais le pays a encore quelques mois pour y travailler.

Le gouvernement allemand a laissé les fournisseurs d'énergie répercuter une augmentation de prix sur les consommateurs. Cela va-t-il nuire à la consommation en Allemagne et augmenter l'inflation?

Si le gouvernement ne leur avait pas permis d'augmenter leurs prix, ils feraient faillite, étant donné que leurs propres achats de gaz deviennent de plus en plus chers. L'annonce a suscité beaucoup de protestations. Mais le gouvernement insiste sur le fait qu'en fin de compte, les consommateurs de gaz devront payer des prix plus élevés. Qui d'autre devrait payer? Si c'est l'État, vous prenez l'argent des contribuables et vous réduisez la réaction naturelle d'économie des consommateurs. Des prix plus élevés sont nécessaires pour freiner la demande, étant donné que l'offre est plus étroite. Que pouvons-nous faire? L'alternative serait le rationnement. Mais le rationnement est la pire chose que vous puissiez faire dans une économie de marché. Le rationnement conduit à des blackouts et à une allocation inefficace. Le mécanisme des prix est le moyen le moins perturbateur pour opérer cette nécessaire réduction de la demande. Bien sûr, les consommateurs protestent. Il y aura une pression politique sur la société allemande. Mais il n'y a aucun moyen d'éviter cela.

Le gouvernement allemand protège la population la plus pauvre...

Peut-être… Mais les poches du gouvernement sont vides! Il n'y a pas d'argent.

A-t-il un moyen d'atténuer les retombées?

Si le gouvernement veut protéger les plus pauvres en leur donnant de l'argent pour pouvoir payer les prix plus élevés, cela ne ferait qu'alimenter la hausse des prix. Ce serait inutile. S'ils veulent protéger les pauvres, ils ne pourraient le faire qu'au moyen de subventions indépendantes de ce qu'ils achètent réellement. On pourrait penser à des allocations forfaitaires aux gens. Mais d'où vient l'argent? Dans le passé, cela provenait de l'emprunt. Et emprunter signifiait, ces 14 dernières années, que la Banque centrale européenne (BCE) achetait les obligations d'État. Depuis la faillite de Lehman Brothers, la majeure partie de l'augmentation globale de la base monétaire en Europe, appelée M0, la masse monétaire, est venue des achats de dettes publiques. Fondamentalement, les gouvernements prenaient leur argent des planches à billets de leurs banques centrales nationales et l'offraient à leur population. Pendant la pandémie, les gens ne travaillaient plus. Il y a eu des lockdowns, du chômage temporaire, et pourtant, pas de problème, les salaires étaient payés par le gouvernement, argent que le gouvernement empruntait à la planche à billets. C'est une image simplifiée bien sûr, le processus n'était pas aussi direct, mais au final, cela revient au même. Les Européens ne peuvent plus le faire parce que l'économie est maintenant en stagflation: parce que l'offre est limitée, la demande est supérieure à l'offre. Dans une telle situation, il n'est plus possible de verser de l'argent aux gens sans alimenter l'inflation. Certains pays importants connaissent des hausses à deux chiffres de prix à la consommation, d'autres atteignent environ 20%. Et l'indice des prix à la production a augmenté de 36% en moyenne dans la zone euro. Dans un tel environnement où l'offre est contrainte et la demande est excessive, toute forme d'emprunt visant à soutenir la population augmente la demande globale et alimente encore plus l'inflation. La stratégie d'emprunt par le passé a permis de cacher le véritable fardeau des excès de dépense des gouvernements. Aujourd'hui, ce n'est plus possible. Des décisions politiques difficiles qui provoqueront beaucoup d'opposition sont nécessaires.

La BCE a relevé son taux d'intérêt de 0,50% pour lutter contre cette inflation. Est-ce suffisant?

Non, c'est très peu par rapport à ce que fait le monde anglo-saxon, la Réserve fédérale américaine (Fed) en particulier. La BCE suit la Fed avec retard et pas dans la même proportion. Cette réaction en retrait a provoqué depuis l'an dernier une fuite des capitaux de l'Europe vers les États-Unis. Ainsi, les investisseurs vendent de plus en plus d'actifs européens et achètent des bons du Trésor américain, ce qui signifie qu'ils achètent des dollars. Le dollar grimpe, l'euro se dévalue, d'environ 20 % depuis l'an dernier. Cette dévaluation de l'euro entraîne automatiquement une augmentation des prix de l'énergie (libellés en dollars, NDLR), de même que les prix de tous les biens importés en Europe.

La BCE devrait-elle faire plus?

Oui, nous devons faire plus. Nous devons avoir une politique monétaire très restrictive. Mais ce n'est pas facile. La quantité de monnaie produite par la banque centrale a été multiplié par 7 depuis 2008. Cela a créé un excédent monétaire de 5.300 milliards d'euros, dont 83 %, soit 4.400 milliards d'euros, résultent d'achats d'obligations d'État. C'est ça la situation en Europe. Les établissements bancaires nagent dans l'argent des banques centrales. Elles l'ont thésaurisé jusqu'à présent, mais le danger est que cet argent soit activé et aille sur le marché du crédit, et alors l'inflation serait incontrôlable. Ainsi, la BCE, pour éviter que cela ne se produise, devrait faire marche arrière et revendre les obligations d'État qu'elle a achetées dans le passé. Mais si elle le fait, c'est une autre crise qu'elle déclenche, parce que les prix sur les marchés obligataires baisseraient, les banques qui détiennent des actifs similaires dans leurs portefeuilles devraient immédiatement les dévaluer. Les capitaux propres seraient touchés, et certaines banques seraient poussées à la faillite. En plus de cela, les gouvernements auraient à l'avenir de plus en plus de mal à payer des taux d'intérêt plus élevés, même si ce problème est à plus long terme. Il est donc difficile pour la BCE de faire machine arrière et de se retirer de sa politique expansionniste. Et cela signifie que le risque d'inflation reste très élevé. La BCE le sait et c'est pourquoi elle a minimisé l'inflation. Jusqu'en novembre de l'année dernière, sa communication n'évoquait qu'une inflation passagère, elle allait se résorber. C'est faux! Les niveaux de prix en Europe ont augmenté depuis, et il n'y a pas de fin en vue.

Une autre source d'argent est le plan de relance de 750 milliards de la Commission européenne, pour lequel des obligations européennes sont émises. Cela aura-t-il aussi un effet inflationniste?

Il s'agit bien d'un emprunt par l'État européen. Tous les emprunts d'État augmentent la demande globale, et la demande globale est déjà bien supérieure à l'offre globale qui est contrainte par la guerre, par le coronavirus, par les politiques de confinement de la Chine… Ce programme de 750 milliards est directement inflationniste.

Vivons-nous une nouvelle crise de l'euro, semblable à celle qui a suivi la crise de la dette en 2010?

Oui et non. En principe oui, en raison de la hausse des taux d'intérêt. Mais la BCE a maintenant décidé une nouvelle politique, un "instrument de protection de la transmission", où elle veut remplacer dans son portefeuille les obligations de pays stables comme l'Allemagne, les Pays-Bas et d'autres, par les obligations d'État de pays moins sûrs comme l'Italie notamment. Et cela, sans augmenter l'agrégat de ses avoirs obligataires. Ce sera efficace, je pense, pour empêcher qu'une crise ne se produise. Mais c'est problématique. Avec cet instrument, le mécanisme du marché est sapé. S'il existe des risques de crédit spécifiques à un pays, ils doivent apparaître dans les taux d'intérêt. Un pays qui a une plus faible probabilité de remboursement en raison d'un risque de faillite a besoin d'un taux d'intérêt nominal plus élevé sur le marché, afin de compenser le risque de faillite. Idem si un pays emprunte trop. Mais la BCE s'y oppose. Cela donne une incitation à emprunter sans fin. Cette politique, qui vise la crise actuelle, augmente le risque d'aléa moral. Il y a un conflit entre la volonté de stabiliser le marché financier à court terme et l'obligation d'une stabilisation à long terme par une politique d'endettement prudente.

L'Allemagne est-elle prête à jouer la carte européenne dans cette crise?

L'Allemagne jouera toujours la carte européenne, sa préférence ira toujours au sauvetage de l'eurosystème. Mais sa capacité à le faire diminuera, ce qui rendra un sauvetage de plus en plus difficile. Il y a aussi ce programme de 750 milliards de dollars de l'UE: l'affaire est devant la Cour suprême et doit être tranchée cet hiver. Il est possible que la Cour interdise une répétition de l'exercice.

L'Allemagne sera-t-elle prête à sauver l'Italie si le résultat des élections italiennes de septembre mettait au pouvoir des partis eurosceptiques?

Je suis sûr que l'Allemagne fera tout son possible pour garder l'Italie.

Interview by Serge Quoidbach.

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