L’argent européen enfonce les pays dans la crise

Selon, l’économiste allemand Hans-Werner Sinn, les plans d’aide européens détruisent la croissance de l’UE. Il déplore aussi les rachats de dette « illégaux » par la Banque centrale européenne.

Euractiv.fr, April 19th, 2012.

Hans-Werner Sinn est l’un des économistes allemands les plus influents, apprécié et critiqué pour son franc-parler. Il est professeur à l’université de Munich, préside l’institut de recherche économique « Ifo » et est membre de l’European Economic Advisory Group (EEAG). Fin 2011, il a été désigne par le quotidien libéral britannique « The Independant » parmi les « 10 personnes qui ont changé le monde ».

M Sinn a présenté le 10ème rapport de l’EEAG sur l’économie européenne lors d’un colloque organisé par l’Institut de l’entreprise, think tank libéral, le 13 avril à Paris.

L’Espagne peine à tenir ses engagements en matière de réduction du déficit. Êtes-vous inquiet?

C’est un mauvais signe que les limites de l’endettement renégociées ne soient pas respectées. Si l’Espagne ne met pas en œuvre ce programme d’austérité, la déflation nécessaire n’aura pas lieu. Goldman Sachs a calculé que le pays doit dévaluer de 20% pour redevenir compétitif.
 
Mais cet ajustement ne se fera pas du jour au lendemain. L’Allemagne, par exemple, a mis 13 ans pour regagner sa compétitivité par la déflation. L’Espagne a seulement dévalué de 1% depuis le début de la crise, ce qui n’est presque rien. L’Irlande a baissé les prix de 15%, cela devrait être la mesure.  
 
Benoît Coeuré, membre du directoire de la BCE, n’exclut pas que la banque achète de la dette espagnole à travers le « Securites Market Programme ». Est-ce une bonne approche?  
 
Pas du tout. La BCE outrepasse son mandat. Il ne lui incombe aucunement de financer les États. Les traités de l’UE l’interdisent explicitement. La BCE ne doit pas remplacer le marché financier, sauf dans les cas d’extrême urgence, car cela entrave la déflation réelle nécessaire et empêche l’eurozone de revenir à l’équilibre. 
 
L’UE, doit-elle soutenir l’Espagne avec un programme d’aide? 
 
Je n’exclurais pas d’octroyer des aides destinées à garantir la liquidité pendant un an, maximum deux.  Mais plus n’est pas possible. Chaque pays doit se financer lui même. Et un pays comme l’Espagne est tellement grand, qu’une solution comparable à la Grèce n’est pas du tout envisageable. 
 
Les Français reprochent souvent aux Allemands de ne pas être assez solidaires avec les pays en crise. Est-ce justifié?
 
Les cadeaux financiers détruisent la compétitivité d’un pays. Ces transferts d’argent empêchent la baisse des prix, font augmenter les importations et portent atteinte à la compétitivité des exportations. Le ministre grec Michalis Chrysochoidis a très justement dit, dans une interview publiée par le Frankfurter Allgemeine Zeitung, que l’industrie exportatrice de la Grèce avait été détruite par les aides européennes.  
 
Les transferts d’argents ne sont-ils pas nécessaires pour calmer les marchés, gagner du temps et permettre aux pays en crise de mettre en œuvre les réformes structurelles nécessaires? 
 
Cinq ans sont passés depuis le début de la crise, durant lesquels les pays concernés auraient pu renforcer leur compétitivité. Dans ce cas l’indice de prix du PIB par rapport à leurs concurrents aurait du baisser. Mais cette évolution n’est guère visible dans les statistiques jusqu’à présent.
 
L’argument de « vouloir gagner du temps » est utilisé pour reporter les ajustements nécessaires, durs et réels. Si nous élargissons les aides de la BCE, du FESF (Fonds européen de stabilité financière) ou du MES (Mécanisme européen de stabilité), les prix et les salaires ne baisseront pas assez et la dette extérieure continuera à croître. Le danger de l’effondrement de la zone euro devient encore plus grand. 
 
L’Europe a besoin de croissance. Comment y parvenir? 
 
L’Europe a besoin d’un marché financier qui fonctionne. En dirigeant le capital, soit par des crédits publics, soit par la BCE ou les pare-feux, là où il ne souhaite pas aller volontairement, nous ralentissons la croissance.
 
Les systèmes de protection implicites de l’euro ont entrainé une négligence des risques et ont orienté le capital des investisseurs du centre de l’Europe vers la périphérie, où il a servi à financer des projets peu rentables. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’Europe a été la lanterne rouge en matière de croissance dans le monde, malgré les objectifs ambitieux de l’agenda 2010. 
 
Que pensez-vous de l’idée que la BCE devienne un « préteur en dernier ressort » pour stabiliser le système bancaire?
 
L’argument du prêteur en dernier ressort implique que les contribuables d’un pays financent les banques d’un autre. Comment peut-on l’imaginer sérieusement? D’abord, c’est aux actionnaires de « se saigner ». Et des aides sont accordées, il faudra que ce soit des participations aux capitaux propres en échange d’actions. Pour que nous sauvions les banques et non pas les actionnaires.
 
Cette participation ne peut se faire qu’à travers des institutions fiscales, qui deviennent ainsi copropriétaires. Mais tant que nous ne vivons pas dans un État-nation européen avec un cadre légal commun et une force militaire commune, cette tâche revient aux États. Chaque État doit s’occuper seul de ses banques. Ceux qui n’y arrivent pas dans la zone euro devraient la quitter. 
 
Etes-vous favorable à la création des eurobonds?
 
Les eurobonds entrainent une socialisation de la responsabilité et incitent les États à s’endetter davantage. Même les Américains ne disposent pas d’outils semblables. Chaque État doit émettre ses propres titres. Et s’il ne peut pas rembourser sa dette, il fait tout simplement faillite. La peur des spreads (écart des entre taux d’intérêt entre les différents pays, ndlr) pousse les États à être prudent quand ils empruntent.  
 
La Banque centrale européenne a prêté, en décembre 2011 et en février 2012, 1000 milliards d’euros aux banques à un taux très faible. Cette mesure, a-t-elle été efficace? 
 
Oui, bien sur, et les marchés se sont calmés. Mais faut-il calmer les marchés? Je ne suis pas de cet avis. Une certaine excitation des marchés est appropriée vis-à-vis des pays surendettés. L’inquiétude est causée par la crainte rationnelle de ne pas récupérer son argent.
 
Elle est à l’origine des spreads, qui font changer de comportement aux gouvernements. Quand les écarts se sont creusés, les Italiens ont élu* un autre gouvernement. Quand les écarts se sont redressés, les syndicats ont torpillé les réformes du marché du travail initiées par Mario Monti.  
 
La Grèce, a-t-elle un avenir dans la zone euro?
 
L’Euro nuit aux Grecs, car ils n’ont aucune chance de devenir compétitifs au sein de la zone euro. Pour y parvenir, ils devraient devenir 30% moins cher, selon les calculs faits par Goldman Sachs et l’institut ifo.
 
Mais la tentative d’y parvenir par une politique d’austérité constitue une charge trop importante pour le pays. Les marchés financiers et les investisseurs detiennent les Grecs en otage, pour que les flux de crédits ne soient pas interrompus.
 
Certains Grecs pensent aussi en bénéficier en prenant un peu d’argent peur eux. En réalité, tout cela est dommageable pour la population. Cette politique est à l’origine du chômage de masse et déstabilise le système politique.
 
Pour qu’il y ait des perspectives pour les jeunes Grecs, l’économie doit redevenir compétitive. La sortie de la zone euro est le seul moyen d’y parvenir. Elle ne doit pas forcement être permanente. Quand les prix auront baissé, la Grèce pourrait de nouveau adhérer à la zone euro. 
 
Les risques d’une sortie de la Grèce, ne sont-ils pas incalculables? 
 
Ils existent. Mais l’industrie financière dramatise la situation pour avoir le temps de revendre les titres de l’État grec. Si le pays sortait de la zone, rien ne s’écroulerait, sauf quelques portefeuilles privés. Tout le monde s’est déjà préparé à cette éventualité. 
 
Mais les taux d’intérêt d’autres États comme l’Espagne et l’Italie s’envoleraient … 
 
Pourquoi? Les taux payés par l’Italie cet automne ont été jugés trop élevés. Ils étaient pourtant bien plus bas qu’avant la création de l’euro. Les dix années qui ont précédé la cration de l’euro, du milieu des années 1980 jusqu’au milieu des années 1990, la plupart des pays d’Europe du Sud avaient des taux supérieurs à 10%.
 
Ces pays ne s’écrouleront donc pas sous le poids de la charge des intérêts. Nous nous sommes simplement habitués aux taux bas. Et même si le refinancement devient plus cher, ce que je ne nie pas, il ne faudra pas perdre l’objectif primaire de vue qui est de mettre en œuvre les ajustements structurels nécessaires, qui entrainent une dévaluation réelle par une baisse des prix. 
 
François Hollande veut renégocier le pacte fiscal, pour y ajouter un volet sur la croissance. Comprenez-vous son point de vue?
 
Je ne serais pas contre si la France se finançait elle-même. Dans ce cas, elle ne pourrait en faire qu’à sa tête. Mais la France, elle aussi, se finance à travers le système de la BCE. La Banque de France créé de l’argent et le prête à l’économie française pour remplacer les flux de crédits interbancaires qui se sont effondrés.
 
>>> Pour savoir davantage sur les thèses de M Sinn sur le financement de la dette extérieure à travers le système de la BCE, consultez le site de l’Institut Ifo « Ifo Policy Issue : Target Balances« 
 
La France rembourse donc sa dette extérieure en recourant à la planche à billets. Les pays qui bénéficient de cette possibilité à travers le système de la BCE doivent accepter des limites à l’endettement. 
 
* (ndlr) Le 13 novembre 2011, Mario Monti a été désigné chef du gouvernement par le président italien Giorgi Napolitano dans des circonstances exceptionnelles.
 
L’interview a également été publié en allemand sur EURACTIV.de.
 

Interview by Julian Schorpp

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Also published in Commentaire 2012/2 (No. 138), pp. 569-571.