Le livre de Thomas Piketty sur l'inégalité a touché un point sensible chez les Américains. Il a canalisé l'insatisfaction croissante dans un pays qui manque d'un solide système de protection sociale et d'un régime fiscal plus progressif.
Son livre a un parfum de Karl Marx : avec son style propre, Piketty a recours à une théorie similaire à celle de Marx lorsqu'il dénonce la croissance de l'inégalité due à l'augmentation toujours plus forte du rapport capital/revenu national. Marx avait déjà annoncé l'augmentation de ce rapport avec sa loi sur la composition organique croissante du capital.
Piketty attribue la croissance de l'inégalité à la formule r > g, qui est l'une des quelques formules reprises par les quotidiens internationaux et a aujourd'hui atteint une consécration chez les journalistes, comparable à celle d'Einstein e = mc^2. Cette formule signifie que l'intérêt, sous forme de rendement moyen du capital (r), reste constamment supérieur au taux de croissance de l'économie (g). Ce qui a pour conséquence, selon Piketty, que l'accumulation du capital est plus rapide que la croissance de la production économique. Aujourd'hui, le monde entier débat de la formule globale de Piketty.
Cette formule est en fait connue depuis assez longtemps ; elle est la formalisation d'une hypothèse fondamentale de la théorie de la croissance. Sur le long terme, le taux de rendement du capital se situe en effet généralement au-dessus du taux de croissance de l'économie, comme l'affirme Piketty, sinon le prix des terrains serait considérable, la consommation serait excessive et la croissance finirait par s'arrêter. Mais cela ne signifie pas que le capital croît plus vite que l'économie. Cette conclusion ne s'imposerait que si l'épargne pouvait être égale au revenu des intérêts, si bien que le taux de croissance de l'économie serait le même que celui du capital. Mais ce n'est pas le cas. Au contraire, l'épargne est systématiquement inférieure à la somme de tous les revenus du capital. Les riches consomment des parts importantes de leur revenu et l'épargne des revenus du travail est habituellement faible. Le taux de croissance du capital se situe donc nettement audessous du taux d'intérêt et le fait que le taux d'intérêt dépasse le taux de croissance n'implique nullement que le capital croît plus vite que l'économie.
En effet, c'est une découverte essentielle de la théorie de la croissance économique que le taux d'intérêt d'une économie, fonction du taux d'épargne, se situe sur le long terme à un niveau auquel la croissance du capital est égale au taux de croissance de l'économie. Ce qui a pour conséquence la stabilité à long terme du rapport capital/production, qui est un élément de base de toute théorie de la croissance.
C'est une simple loi mathématique qui est à la base de la stabilité à long terme de ce rapport. Si une économie épargne une partie donnée de son revenu, le capital représenté par l'accumulation de cette épargne augmentera à long terme au même rythme que le revenu national. Le rapport capital/revenu ne peut donc pas augmenter de manière permanente.
Cette loi est fondée sur le fait que n'importe quelle variable ne peut durablement croître à un rythme autre que celui auquel se fait son accumulation. On peut prendre pour exemple l' amoncèlement de terre dans un monticule. Supposons qu'à chaque période, on ajoute une pelletée supplémentaire de terre et que la taille de la pelle croisse elle-même à un rythme donné d'une période à l'autre. Le taux de croissance de la quantité de terre dans le monticule converge vers le taux de croissance de la taille de la pelle. Si l'on substitue l'épargne courante à la quantité de terre dans la pelle et le capital à la taille du monticule, on obtient la stabilité sur le long terme du rapport capital/revenu lorsqu'on épargne une partie fixe de son revenu.
Il faut souligner que cette loi s'applique sur le long terme, sur une durée de plusieurs décennies. Le capital peut très bien croître plus vite que l'économie à certains moments. Cargument de Piketty pourrait alors sembler fondé.
Mais, même dans ce cas, il n'y a guère de raison de s'inquiéter, puisque, lorsqu'on en vient à la question de la redistribution, le rapport profits/salaires tend à être plus important que le rapport capital/revenu national. Le rapport profits/salaires, comme l'a fait observer la première l'économiste de gauche Joan Robinson, dans son livre célèbre An Essay on Marxian Economies en 1942, reste assez stable sur la durée et ne suit aucune tendance discernable.
Bien plus importante que les formules de Piketty est la question de savoir entre combien de personnes sont partagés les revenus du travail et du capital. Si le nombre des salariés augmente plus vite que celui des capitalistes, malgré la stabilité du rapport profits/salaires, un schéma de répartition moins favorable pourr,ait apparaître. Cela pourrait être le cas aux Etats-Unis, où la présence d'un grand nombre d'immigrés pourrait être à l'origine de 180 l'actuelle insatisfaction au sein de la population. Mais aucun élément ne permet d'en faire une règle générale.
Et, s'il existait effectivement un risque que le nombre de riches augmente trop lentement par rapport à celui des pauvres, le meilleur remède serait d'améliorer les possibilités d'ascension sociale. Plus il y a d'occasions de s'élever dans l'échelle sociale, plus on réduit le problème de la répartition des richesses.
Une autre solution serait que les riches aient plus d'enfants que les pauvres puisque leur capital devra finalement être réparti entre leurs héritiers, résolvant d'un coup le problème de la redistribution. Un système de quotient familial, du type de celui de la France, est l'une des mesures que peut envisager une société si elle redoute une concentration du capital.
En dépit de ce qui a été dit plus haut, il faut un régime fiscal progressif pour contrôler la croissance du revenu net au sein des revenus supérieurs, puisque, même s'il n'y a pas de tendance fondamentale vers une plus grande inégalité en application de la théorie formulée par Piketty, l'inégalité au sein du groupe des riches peut s'accroître parce que certaines dynasties accumulent toujours plus de capital. Mais on peut se demander s'il est vraiment nécessaire de mener une action en ce sens en Europe où l'impôt progressif est déjà très répandu.
On a donc le sentiment que, comme Marx, Piketty répond à une attente de l'opinion, mais qu'il essaie d'étayer ses propositions politiques à l'aide d'une théorie qui ne corrobore pas ses raisonnements.
First published as Thomas Piketty’s World Formula, Ifo Viewpoint, No. 158, May 14th, 2014 and in German as "Thomas Pikettys Weltformel", Frankfurter Allgemeine Sonntagszeitung, 11. Mai 2014, Nr. 19, S. 29.
Translation for Commentaire by Isabelle Hausser
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