"Si la politique de la BCE continue, nous nous dirigeons vers un conflit au sein de la zone euro"

Pour Hans-Werner Sinn, directeur de l'institut Ifo de Munich, il faut que la banque centrale cesse de racheter la dette des pays en difficulté.
Interview mit Hans-Werner Sinn, La Tribune, 12.09.2011, S. 3

La décision de mardi dernier de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe est-elle une bonne nouvelle pour l’Europe ?

Oui, très clairement, car il exclut définitivement les mécanismes diffus de distribution. L’Europe n’est pas aidée, lorsque des mécanismes qui créé une communauté de dettes s’installent. Ce chemin, que quelques-uns veulent prendre pour sauver l’Europe, ne mène qu’à noyer le continent sous les dettes. Chacun doit être responsable de ses propres dettes. C’est un principe de base de l’économie de marché.

Mais la Cour a néanmoins validé comme légitime le plan d’aide à la Grèce…

C’est juste. Ne pas aider serait aussi erroné que d’installer un libre-service pour les déficits. On doit trouver une voix moyenne qui limite l’argent disponible et où les parlements nationaux doivent donner leur feu vert pour chaque utilisation des moyens du Fonds européen de stabilité financière (FESF). Beaucoup pensait que l’on aurait pu créer un conseil des gouverneurs qui puisse décider selon leur bon vouloir de l’utilisation des fonds du FESF. La Cour ne le permet pas. Le représentant au FESF n’a plus le droit de prendre position sur une décision de ce type avant le Parlement allemand. La Cour a utilisé le mot "Ermächtigung" pour justifier son refus. Ce mot sonne aux oreilles allemandes comme la loi ("Ermächtigunggestzt") qui permit à Hitler d’obtenir les plein-pouvoirs. Ce n’est pas, à mon avis, un hasard. En Allemagne, les cheveux se dressent sur la tête lorsque l’on veut donner à des institutions politiques des pleins-pouvoirs.

Que cela signifie-t-il pour les "Eurobonds" ?

Les "Eurobonds" avec une responsabilité collective sur les dettes sont désormais définitivement exclus. Tout au plus sont-ils dans une mesure très limitée encore possible, lorsque la part de responsabilité de chaque pays est garantie. Mais Standard & Poor’s a déjà dit que de tels titres seraient notés CC. L’idée d’Eurobonds est donc morte. C’est heureux.

Pourquoi ?

Parce que les "Eurobonds" auraient conduit à un cadre budgétaire relâchée, tandis que l’essence même de toute économie de marché se situe dans un cadre budgétaire rigide. Les flux de capitaux privés sont alors, en effet, remplacés par des flux de capitaux publics. Les rares capitaux sont donc employés à mauvaise escient pour l’économie. Les écarts de taux seraient supprimés alors que l’Europe a besoin de ces écarts pour limiter les flux de capitaux internationaux. Si, en effet, le capital continue de circuler sans contraintes d’un coin de la zone euro à l’autre comme c’est le cas jusqu’à présent, alors la surchauffe inflationniste de certains pays se poursuivra et les autres retourneront dans le marasme économique dans lequel ils étaient avant la crise. C’est ainsi que l’Allemagne reste trop bon marché et que son excédent courant se perpétue et que les pays de la périphérie restent trop chères et conservent leurs déficits. Les inégalités dans la zone euro auraient été perpétuées par les "Eurobonds". Et la périphérie ne serait jamais redevenue compétitive.

Pensez-vous cependant qu’une Europe plus fédérale soit nécessaire ?

Oui, nous avons besoin des Etats-Unis d’Europe. Et certes les Etats d’Europe doivent se fondre dans une nation européenne commune. Et cette nation commune peut établir un nouveau niveau de l’Etat, avec son propre gouvernement, ses impôts, ses règles d’endettement, sa politique étrangère et sa force armée. Mais si l’Allemagne se laisse emporter dans une Union basée sur les transferts de fonds entre Etats, la France devra céder sa "force de frappe". On ne peut pas vouloir faire l’intégration européenne en invitant les autres pays à payer, sans ne rien donner soi-même. Chacun doit être au clair sur ce qu’il accepte.

Ceci dit, même lorsque nous aurons les Etats-Unis d’Europe, nous ne devrons pas réaliser socialiser les dettes des Etats nationaux. Ce n’est d’ailleurs pas le cas aux Etats-Unis. Le Minnesota est presque en faillite et doit licencier des fonctionnaires parce que personne ne l’aide. Et lorsque, en 1975, New York a fait faillite, le président Gerald Ford a déclaré que la fédération ne mettrait pas d’argent à sa disposition. New York a dû nantir auprès des banques ses futures recettes fiscales. Et c’est seulement parce que les dettes n’ont pas été socialisées que le système américain a été durable. Nous avons aussi besoin en Europe d’une procédure qui décrive comment un pays peut faire faillite. Une faillite n’est pas une disparition, mais la condition d’un nouveau départ.

 

Comment jugez-vous la stratégie de "sauvetage à tout prix" de la Grèce des chefs d’Etat et de gouvernement européens ?

Lorsqu’un pays traverse une crise de liquidités comme c’est le cas de la Grèce, on doit l’aider. Mais une crise de liquidité ne peut pas durer indéfiniment. La Grèce a été de 2008 à 2010 intégralement financée par la BCE. Les capitaux privés ne sont plus arrivés dans le pays. Et pourtant, la Grèce ne peut pas payer ses dettes aujourd’hui. Il s’en suit que la Grèce est menacée par la cessation de paiement. Elle doit se mettre d’accord avec ses créanciers sur un montant de pertes qu’ils devront enregistrés sur les dettes qui arrivent à échéance et elle doit exiger de la patience des autres et l’abandon des clauses dites de « cross default » (par lesquels d’autres engagements deviennent exigibles immédiatement en cas de défaut, ndlr). Ainsi seulement pourra être évité la grande faillite. Ensuite, elle pourra donner à ses créanciers de nouveaux titres qui seront, pour une certaine partie et un certain volume, garantis par la communauté internationale. C’est là une aide que je juge appropriée et qui éviterait une grande panique. Ainsi, on serait assuré que les créanciers privés assureraient d’abord les pertes et que c’est seulement dans une certaine mesure que la communauté des Etats prendrait à sa charge des pertes. La question n’est pas de savoir si les banques doivent participer au sauvetage – elles ont signé un contrat de crédit – mais de savoir si les contribuables européens doivent participer.

Mais n’y a-t-il pas un danger que cette crise de la dette souveraine devienne une crise financière ?

Oui, bien sûr. Les banques en Europe sont sous-capitalisées. L’analyse de Madame Lagarde est, sur ce point, correcte. Mais je ne partage pas son idée de recapitaliser les banques avec des moyens communs. Chacun doit sauver ses propres banques. C’est seulement dans les pays en faillite que l’on peut réfléchir à une recapitalisation commune.

L’euro est-il aujourd’hui en danger ?

Le temps est venu où l’on doit penser l’impensable. Mais j’espère que l’euro ne disparaîtra pas. Ce serait une mauvaise nouvelle pour l’intégration européenne.

Que peuvent faire les gouvernements pour sauver l’euro ?

Sauver l’euro n’est pas le but principal. Le premier but doit être la prospérité de l’Europe. L’euro est seulement un moyen de cette prospérité. Ce dont nous avons besoin en Europe, c’est d’une discipline fiscale, d’une période de sévère limitation des moyens budgétaires et d’une dévaluation, par la réduction des salaires et des prix, dans les pays de la périphérie par rapport aux pays centraux. Avec l’euro, beaucoup d’argent a coulé dans ces pays dont certains sont devenus inflationnistes et ont acquis un trop haut niveau de prix pour être assez compétitifs. Nous devons revenir en arrière. Si l’on construit l’euro de façon à ce qu’il y ait toujours plus d’argent public à disposition, alors l’euro disparaîtra.

L’Allemagne devrait donc être le modèle…

A l’arrivée de l’euro, l’Allemagne a connu des temps difficiles avec du chômage, le plus faible niveau d’investissement de la zone et la plus faible croissance. A cause de ce marasme, les prix ont reculé, relativement aux autres pays de la zone euro, de 21% entre 1995, année où a été décidé l’entrée dans l’euro et où a commencé la convergence des taux, et la fin de l’année dernière. Les salaires ont reculé dans la même proportion. Cette époque a été difficile, mais elle a rendu l’Allemagne a nouveau compétitive. L’Irlande a, dans une période encore plus courte, réduit ses prix et ses salaires et est redevenue compétitive. L’Espagne, le Portugal et la Grèce ne montrent pas le moindre signe de leur volonté de baisser leurs prix et leurs salaires pour améliorer leur compétitivité. Et à mesure qu’on leur verse de l’argent, il devient plus invraisemblable qu’ils réalisent les ajustements nécessaires. Si on les aide trop, les prix et les salaires resteront aussi élevés qu’ils le sont aujourd’hui. On s’habitue vite à cette situation et l’on demande alors chaque année de nouveaux fonds.

La France peut-elle être la prochaine victime des marchés ?

Le taux des obligations françaises devront être un peu plus élevés que celui des titres allemands. Le niveau des salaires et des prix français est monté trop fortement, avec pour conséquence une perte d’une partie de la compétitivité de la France. Le pays doit donc connaître également une période de dévaluation réelle dans la zone euro. Cela ne sera pas agréable, mais la France doit faire face au même défi que l’Allemagne voici dix ans. L’Allemagne l’a fait et la France le fera aussi. Les deux pays restent le cœur de la zone euro.

Comment jugez-vous le comportement de la BCE dans cette crise ?

Dans les pays "périphériques", la BCE a permis que l’on imprime beaucoup d’argent. Beaucoup que ce qui y était nécessaire dans le cadre de sa propre création monétaire. Cet argent est arrivé, par l’achat de biens et de titres financiers de ces pays vers l’Allemagne, où ils ont supplanté les crédits de la banque centrale. En 3 ans, 300 milliards d’euros de crédits issus de la banque centrale ont été transférés de l’Allemagne vers les "Pigs". 61% des exportations de capitaux allemandes sont passées entre 2008 et 2011 par le système de la BCE (le système Target, Ndlr). Cela a été le premier plan de sauvetage de ces pays. Un plan dont personne n’a rien su.

Au début, tout allait bien. En 2008 et durant la première moitié de 2009, lorsque les marchés ne fonctionnaient pas, il est était juste que la BCE agisse ainsi. Les parlements nationaux auraient été trop lents. Mais entre-temps, les parlements auraient eu assez de temps pour s’emparer du sujet et décider eux-mêmes du montant des crédits à fournir. La BCE n’a pas le droit de poursuivre durablement cette politique car ces mesures sont purement fiscales. Elles ne modifient pas la masse monétaire, parce que la planche à billet est massivement utilisée dans les PIGS et l’argent est ensuite retiré de la circulation en Allemagne. Il s’agit ici de flux de crédits gigantesques d’un pays vers un autre avec de grands risques sur le partage de la richesse en Europe qui nécessite le contrôle des parlements nationaux. Nous avons à présent le fonds de sauvetage à Luxembourg, le FESF, et la BCE peut cesser cette politique.

Je vois par ailleurs un conflit entre les circonstances dans lesquels la BCE a toléré ou a pris ces mesures purement fiscales et les règles de décisions au sein du conseil de la BCE. Dans ce conseil, chacun a une voix et des pays comme Malte et Chypre ont autant à dire que la France ou l’Allemagne. Il n’est pas tolérable que l’ancien président de la Bundesbank et son successeur soient durablement mis en minorité sur ces mesures purement fiscales qui dépassent clairement le domaine de la politique monétaire. Le président allemand Wulff a attribué à la BCE l’intention de vouloir contourner le traité de Maastricht en achetant des obligations d’Etat. Si cette politique ne cesse pas, nous nous dirigeons vers un conflit d’importance au sein de la zone euro.