Depuis la réunification de l’Allemagne, il est de bon ton de cultiver un "germano-pessimisme". Après le redressement spectaculaire de l’après-guerre, l’Allemagne vieillie et pénalisée économiquement par les retards de l’ex-RDA semblait vouer au déclin. Mais le redressement est en cours. L’Allemagne peut et va se sauver…
L’Allemagne peut-elle être sauvée ? En cette fin 2007, la réponse semble évidente : "bien sûr !". Il suffit de considérer les indicateurs macro-économiques publiés par l’Office fédéral des statistiques ou par le ministère fédéral de l’Economie. Ou encore ceux de cet institut Ifo de Munich que dirige Hans-Werner Sinn depuis 1999, bien connu en France pour l’indice Ifo du climat des affaires, et qui figure parmi le groupe d’instituts économiques indépendants chargés par le gouvernement fédéral de réaliser deux fois par an une évaluation de l’évolution de l’économie et d’établir des prévisions conjoncturelles.
En 2006, la croissance du PIB a frôlé les 3 % (2,9 % très exactement), l’Allemagne confirmait pour la quatrième fois consécutive son titre de championne du monde à l’export, enregistrant un excédant commercial de 164,6 Md€, et son taux de chômage amorçait une baisse significative et continue. Cette année, selon le rapport d’automne des instituts, publié le 18 octobre, la croissance devrait atteindre 2,4 %, le nombre de chômeurs tomber à moins de 3,7 millions (un million de moins en un an !), l’excédent commercial battre le record précédent… L’industrie allemande tourne à plein régime, les entreprises investissent et les Allemands renouent avec l’humeur consumériste. Les fondamentaux de l’économie allemande sont si bons qu’on parle même, outre-Rhin, d’un "troisième miracle économique", après celui du chancelier Ludwig Erhard dans les années 1950 et le boom qui s’ensuivit immédiatement après l’unification.
L’ouvrage de Hans-Werner Sinn, professeur de science économique et finances publiques à la Ludwig-Maximilians Universität de Munich, tomberait-il à contretemps ? Que nenni, car son titre appelle en réponse une autre question : "comment ?". Ou plutôt, au vu des quatre ans écoulés entre la publication de l’édition originale allemande à l’été 2003 et la parution de la présente version, traduite en anglais, actualisée et adaptée aux besoins d’un lectorat non initié aux réalités allemandes : "comment l’Allemagne s’y est-elle prise pour renouer avec la croissance, alors que, en 2003 encore, son économie était la “lanterne rouge de l’Europe” ?" – une appellation au demeurant popularisée outre-Rhin par le même Hans-Werner Sinn.
Alors comment ? En menant toute une série de réformes, certes, dont les plus mémorables furent celles lancées en 2003 sous le nom d’Agenda 2010 par le gouvernement du chancelier Schröder, une coalition nouée entre les sociaux-démocrates et les Verts. L’actuel gouvernement de grande coalition (sociaux-démocrates et chrétiens-démocrates) de la chancelière Angela Merkel s’inscrit dans cette continuité. Mais c’est loin d’être suffisant, l’essentiel reste à faire : refonder l’Etat providence, comme l’explique le 9ème chapitre qui propose, en guise de conclusion à l’analyse, un "reform program".
Le problème de l’Allemagne, ce ne sont pas en effet ses entreprises, (hautement compétitives) ni ses salariés (hautement qualifiés) ni le déficit (si la dette dépasse toujours les 60 % du PIB, le budget 2008 sera excédentaire pour la première fois depuis l’Unité) ni le système de formation qui reste performant malgré son besoin de modernisation comme le montre le faible taux de chômage des jeunes (identique au taux global) en comparaison de la France. Le mal qui frappe l’Allemagne, c’est "la maladie de l’Etat providence" (voir Sociétal n° 39/2003).
L’Allemagne, une des premières économies du monde, n’est en effet pas seulement mondialement réputée pour son Etat providence particulièrement généreux, mais aussi pour être le précurseur d’un mode d’organisation solidaire de la société et de l’économie. C’est sous Bismarck (dans les années 1880), en plein boom de l’industrialisation et de la mondialisation qui l’a accompagnée, que furent jetées les bases d’un système de protection sociale assis sur l’idée de la répartition et financé par le travail. C’est de ce modèle que s’est inspirée la France après la dernière guerre, suivie par d’autres Etats. Ce même modèle, à la base d’une économie de marché sociale, est au cœur de la construction de l’Europe.
L’Allemagne fut aussi, on a tendance à l’oublier, le berceau de la pensée sociale qui se développait au fur et à mesure que s’esquissait le capitalisme de l’ère industrielle. Mais le modèle qui s’imposa dans la démocratie occidentale d’après 1945 ne fut pas celui d’un Karl Marx (solidement ancré de l’autre côté du rideau de fer). Ce fut une approche "plus raisonnable et modérée", comme le formule H.-W. Sinn, permettant de concilier d’un côté le marché et ses profits, de l’autre, les intérêts légitimes des travailleurs. L’Allemagne n’est pas le pays des extrêmes, moins que jamais après l’amère expérience de treize ans de régime hitlérien, mais plutôt celui du juste milieu, en quête permanente d’un équilibre entre marché et solidarité. C’est ainsi que le Parti socialiste (ouest-) allemand adapta sa doctrine à la réalité, convaincu que seul un marché en bon état de fonctionnement permet de générer ces richesses qu’il est possible ensuite de partager : le SPD opta pour la social-démocratie lors de son congrès de Bad-Godesberg en 1959.
Entre le SPD et les chrétiens-démocrates (CDU), les différences d’approche sont infimes, ne se distinguant que sur la plus ou moins grande priorité à accorder à la redistribution. Ils partagent en effet – aujourd’hui encore – une doctrine à la fois libérale (pour assurer la prospérité, le marché doit être le plus fluide, c’est-à-dire le plus libre possible) et sociale (la collectivité doit venir en aide à ceux qui risquent d’être laissés pour compte). Car au fil du temps, la doctrine mise en œuvre par le chrétien-démocrate Ludwig Erhard, le "père du miracle économique", qui fut ministre fédéral de l’Economie sous le chancelier Adenauer de 1946 à 1963 puis chancelier jusqu’en 1966, a pris valeur constitutionnelle grâce à la jurisprudence du tribunal constitutionnel fédéral. Cette doctrine avait été popularisée par l’ouvrage de L. Erhard : "La Prospérité pour tous" (Wohlstand für alle), publié en 1957. Elle est devenue peu à peu une "seconde Constitution" de l’Allemagne, donnant pleinement son sens à l’article 18 de la Loi fondamentale qui pose le principe régissant l’organisation de la société et de l’Etat : "l’ordre constitutionnel libéral et démocratique". Ce "libéralisme" foncier de l’Allemagne est d’abord et avant tout l’expression d’une garantie fondamentale : la liberté (d’information, de propriété, d’entreprise, d’association, etc.). Or dans l’acception allemande, cette liberté ne peut s’exercer pleinement que s’il existe des règles préservant à la fois l’intérêt général et les intérêts particuliers : c’est ainsi que l’ordo-libéralisme peut se résumer. Le "libéralisme" allemand est tout sauf sauvage, c’est une quête permanente d’équilibre entre les forces et les intérêts en présence.
Un modèle instable
Mais voilà… Une fois la prospérité installée, puis avec les bouleversements de l’année 1968 suivis des chocs pétroliers, et enfin la réunification, l’équilibre d’origine sur lequel était fondé le modèle allemand est devenu instable, au point qu’aujourd’hui, le social l’emporte sur l’économique, l’Etat providence omniprésent inhibe la croissance présente et à venir (il absorbe un tiers du PIB). Le poids des prélèvements nécessaires pour assurer des revenus de transferts à 25 millions d’Allemands (soit 41 % des électeurs, comme le rappelle aussi H.-W. Sinn) pèse sur la consommation (la part de la fiscalité directe, en revanche, est inférieure à ce qu’elle est en France) et sur l’emploi : ce ne sont pas les salaires qui sont trop élevés en comparaison internationale, mais les charges sociales. Les sommes dépensées par les collectivités publiques pour financer la protection sociale ne sont plus disponibles pour l’investissement, notamment dans le système de formation.
Ces maux, et tant d’autres, sont les mêmes qu’en France – à une seule différence près : l’effort consenti à l’unification les a amplifiés. Non seulement ce dernier a creusé le déficit (quasi nul en 1998, au moment de l’adoption de la monnaie unique), généré une hausse brutale des transferts vers l’ex-RDA ou alourdi la pression fiscale sur les foyers de l’ouest via l’institution d’une taxe de solidarité destinée à la reconstruction des économies est-allemandes. Mais il a surtout contribué à brider un peu plus la dynamique de croissance de la nouvelle Allemagne, inhibant dans le même temps l’essor de la compétitivité des nouveaux Länder. La cause principale n’en est pas, contrairement à ce qu’on pense communément en France, la parité mark est/deutsche mark (on lira avec profit le passage qui lui est consacré p. 153 sq.), mais une politique délibérée de rattrapage salarial rapide menée par les partenaires sociaux de l’Ouest (en l’absence d’homologues à l’Est) : le patronat ouest-allemand craignait la concurrence des entreprises de ces nouveaux Etats membres de l’Allemagne, les syndicats redoutaient le risque d’un "dumping salarial" dû à cet élargissement de l’Allemagne à l’Est…
Marché et solidarité
L’origine du "mal allemand" est simple : c’est le déséquilibre progressif entre marché et solidarité qui s’est installé par-delà les changements de gouvernement. Il est le fruit de ce que H.-W. Sinn désigne sous le nom de "trade-union capitalism" et dont le pivot central est la montée en puissance d’une logique d’assistanat, entretenue par une sorte de connivence d’approche entre les gouvernements (responsables des normes et des règles, autrement dit : du cadre des activités) et les partenaires sociaux (fédérations patronales et syndicats), en charge de la régulation du travail ; ils sont seuls responsables de la durée du temps de travail et de la fixation des salaires). "Herein lies the heart of the problem. There are still powerful forces in Germany that distrust market processes." La liberté de fonctionnement du marché, condition sine qua non de la prospérité, se trouve entravée par trop de réglementation, trop de subventions à l’économie (qu’il s’agisse des entreprises ou des collectivités) et, surtout, une régulation du travail qui, mue par un trop grand souci de protection des salariés, ne profite en fin de compte qu’aux insiders, entretenant une spirale d’exclusion de plus en plus prononcée. "Marx, Bebel, and Lassalle would pale if they saw how the union’s cartel policy is creating a new proletariat of people deprived of the hope of being integrated into the working society." Le haut niveau de chômage structurel allemand (plus d’un million de personnes, voire plus selon l’angle de considération), incompressible malgré toutes les mesures adoptées au cours des trente dernières années, s’explique en large partie par l’existence de trappes à inactivité dont H.-W. Sinn démontre magistralement l’un des mécanismes à l’aide d’un graphique ("The North Face of the Eiger", p. 120).
Le gouvernement Schröder avait commencé à agir sur ces mécanismes qui incitent à l’inactivité plutôt qu’à la quête active d’un emploi : les lois Hartz, entrées en vigueur en 2005, sont à cet égard la plus importante des réformes de l’Agenda 2010. Leurs principales dispositions se résument à quelques points : restructuration du dispositif institutionnel d’indemnisation du chômage (refonte des statuts et missions de l’Agence fédérale pour l’emploi et meilleur suivi individuel des demandeurs d’emploi), obligation pour les chômeurs indemnisés d’accepter un emploi ou une requalification, abaissement de la durée de versement des allocations d’assurance chômage à douze mois et, enfin, création d’une indemnité forfaitaire obéissant à la logique d’assistance (financée par l’impôt et non les cotisations) et s’adressant aux chômeurs en fin de droits comme à ceux qui bénéficiaient auparavant d’une aide sociale généreuse et versée sans réelle contrepartie. C’est ce dernier point (la fameuse loi "Hartz IV") qui est la clef de la "révolution culturelle" qu’avait courageusement amorcée le social-démocrate Schröder et qui l’avait contraint à démissionner de ses fonctions à la tête du parti et à provoquer des législatives anticipées (celles dont est issu le gouvernement Merkel). Courageuses, elles le furent parce qu’elles ont cherché à rétablir l’équilibre entre droits et devoirs, entre responsabilité individuelle et collective, entre marché et solidarité.
Et c’est là que l’ouvrage de H.-W. Sinn prend une actualité et une pertinence nouvelles… Car en cette période de mi-mandat de la grande coalition, et à la veille d’échéances électorales dans trois Länder importants, les sociaux-démocrates – bien qu’au gouvernement à Berlin – n’ont de cesse de revenir en arrière sur les principaux acquis modernisateurs du gouvernement précédent, remettant en tête de l’agenda des revendications de partage et d’assistanat (dont la proposition d’introduire un salaire minimum légal n’est que l’illustration la plus parlante). Ils sont suivis par les syndicats, des organisations pourtant non idéologiques outre-Rhin, exclusivement chargées de défendre les intérêts de tous les salariés œuvrant dans "leur" branche, mais qui sont actuellement en proie à de profondes mutations (elles se manifestent notamment par une désyndicalisation croissante liée aux mutations des activités qui ont brouillé le périmètre des branches) et en butte à la montée en puissance de représentations catégorielles, comme le révèle le conflit en cours depuis l’été dans les chemins de fer allemands. Mais ce n’est pas tout : une large partie des chrétiens-démocrates, profondément attachés eux aussi à l’idée de solidarité, abonde dans le même sens…
Voilà les principaux symptômes de la "maladie allemande" dont H.-W. Sinn fait le diagnostic, chiffres à l’appui, et en retraçant l’évolution du mal au fil de l’Histoire. L’ouvrage n’a rien d’un traité de "déclinologie" comme on se plairait à appeler en France tout constat clinique équivalent. Avant de proposer une thérapie, il faut un diagnostic solide. C’est cela que fait Hans-Werner Sinn, car il lance un appel vibrant et pressant à une politique de développement durable, au sens plein et entier du terme : préserver l’avenir de ce « modèle allemand » né au sortir de la guerre en l’adaptant aux mutations induites aujourd’hui par la globalisation, l’accélération de l’intégration européenne et le vieillissement démographique afin que les générations à venir puissent tirer elles aussi les bénéfices d’une économie compétitive et d’un modèle de société solidaire. Pour lui également, aussi "libéraux" que puissent sembler ses propos à un lecteur français, ce lien étroit va de soi. "The prerequisite for a successful reaction to globalization is that the market economy be allowed to work" : il convient d’urgence de retrouver le juste équilibre.
Et si l’ouvrage a été controversé lors de sa parution en Allemagne en 2003 – en plein immobilisme, alors même que les indicateurs économiques ne cessaient de se dégrader au fil des ans –, ce n’est pas parce qu’il parlait "vrai" ni parce qu’il cherchait à créer un sursaut dans l’opinion (d’autres l’avaient déjà fait, à commencer par le président Herzog en 1997). La réalité des faits est amplement connue en Allemagne, diffusée dans l’espace public par les grands instituts économiques, et relayée par une presse d’information abondante et de grande qualité. Et l’évaluation scientifique indépendante des politiques publiques, ce qui inclut la critique constructive, est institutionnalisée, en l’occurrence sous la forme de ce conseil des sages créé en 1963, une "haute autorité" chargée également par la loi "d’éclairer le jugement de toutes les instances responsables en matière de politique économique ainsi que de l’opinion publique". Non, le reproche qu’on lui a fait s’adressait au professeur qui ose quitter sa tour d’ivoire pour briser un tabou de la profession en s’exprimant dans un langage simple, compréhensible de tous, et qui jouit d’une grande notoriété dans les médias. Mais H.-W. Sinn est l’un des rares économistes allemands de haut rang à savoir oublier les formules mathématiques pour mieux rendre accessible à tous une réflexion sur des réalités hautement complexes. Reste une controverse : sa thèse de "l’économie de bazar" appliquée à une économie allemande trop exclusivement tournée vers les échanges a été vivement critiquée en Allemagne, tant il est vrai qu’elle semble caricaturale. On en sait plus aujourd’hui, puisque, à la suite de la parution de l’ouvrage, l’Office fédéral des statistiques a effectué de nombreux calculs et analyses dont les résultats amènent à relativiser les conclusions de H.-W. Sinn. Mais en forçant quelque peu le trait, ce dernier ne cherchait, là encore, qu’à forcer la réflexion – toujours dans le même souci du juste équilibre.
C’est la maîtrise de l’art de la vulgarisation au sens noble du terme qui fait toute la valeur de cet ouvrage, d’autant que l’édition anglophone s’attache à donner au lecteur non initié aux réalités allemandes ces clefs historiques ou systémiques indispensables à la compréhension des enjeux d’une réforme en profondeur du "modèle rhénan". "I do not want to take my readers to a new dream world ; I want to wake them up to reality." Le propos de H.-W. Sinn n’est pas seulement une pédagogie des réformes à usage interne. La place de l’Allemagne comme premier modèle social européen implique des responsabilités : montrer aux autres, et à la France en particulier, dont le "modèle" est si proche de l’Allemagne, quels sont les vrais enjeux et, peut-être encore plus, les difficultés à affronter la réalité des défis. "This examination will also help explicate the economic problems of Europe as a whole, because the European welfare state is modelled on the German example."