les berceaux du Made in Germany
Championne toutes catégories. L'an dernier, l'Allemagne a été premier vendeur de la planète, battant largement la Chine, et même les Etats-Unis, Près de 800 milliards d'euros d'exportations, 160 milliards d'excédent commercial. En 2006, l'économie germanique devrait rééditer son exploit. Le drapeau noir-rouge-or flotte haut sur le commerce mondial. Malgré l'euro fort, malgré le pétrole cher, la republique fédérale reste la référence des acheteurs avides de qualité, de fiabilité, de ponctualité.
Dans l'industrie surtout, les biens d'équipement font merveille, us représentent toujours 45 des exportations. Plus de 450 produits sont leaders mondiaux, sur des niches hyperspécialisées, notamment dans la chimie ou la machine-outil. Si l'Europe reste le principal client, New Delhi et Pékin squattent désormais les carnets de commandes. L'Inde a, par exemple, augmenté de 50 ses achats de mécanique en quelques mois. Au panthéon des produits-phares, l'automobile reste auréolée de l'image de luxe et de robustesse. De Beverly Hills à Buenos Aires, de Bangalore à Moscou, Porsche et BMW tiennent toujours le haut du pavé chic.
Plébiscité dans le monde entier, le Made in Germant/ n'est pourtant plus ce qu'il était. Difficile, voire impossible, aujourd'hui, d'acheter un produit allemand, 100 germain! Bennes, grues, scies, machines à laver, voitures... sont autant de produits estampillés du fameux label, mais dont une partie a été fabriquée à l'étranger.
Voyez l'usine de Porsche à Leipzig, en Saxe, ouverte il y a trois ans pour fabriquer l'objet culte de l'internationale des cadres très supérieurs : le 4 x 4 Cayenne. Sur sa chaîne de montage ultra-automatisée, les voitures arrivent en morceaux. Si les moteurs ont été effectivement usinés dans le berceau de l'entreprise, en banlieue de Stuttgart, les châssis, eux, viennent de Bratislava, des mêmes usines que celles où sont fabriqués les Touareg de Volkswagen.
Toujours dans le registre du faste, mais plus surprenant, les yachts de Abeking et Rasmussen, l'empereur des grands voiliers de luxe. Capitaines d'industrie, pop-stars et cheikhs arabes en font des folies. Depuis près de cent ans, les coques en bois, peintures, marbres, habillages en acajou sont bichonnés sur un port près de Hambourg. Mais, depuis peu, les coques en acier, elles, sont fabriquées en Russie, dans le port franc de Kaliningrad, au bord de la Baltique, là où la main-d'œuvre coûte une poignée d'euros l'heure.
Une industrie d'assemblage
Car là est bien le cœur de la mutation du Mode in Germany. Avec un salaire horaire ouvrier parmi les plus élevés du monde (vvir graphique), l'Allemagne a cessé de fabriquer l'intégralité de ses produits sur son territoire. Elle sous-traite, délocalise, fait de Youtsourcing dans les pays à bas salaires, pour les tâches simples ou répétitives, se réservant les gestes de haute technicité et à forte valeur ajoutée. C'est une nouvelle division internationale du travail que Hans-Wemer Sinn, patron de l'institut de conjoncture IFO, appelle l'« économie de bazar ». Il vient d'y consacrer un ouvrage, vrai pavé dans la mare. « Même les Allemands sont surpris par l'ampleur du phénomène », souligne l'auteur.
Aujourd'hui, chaque produit exporté arborant le précieux sésame est fabriqué à près de 60 en moyenne à l'étranger. Cœur de l'Europe industrielle, notre voisin assemble davantage qu'a ne fabrique. Même dans le Mittelstand - tissu de grosses PME de 2000 à 5000 salariés, force de frappe de l'économie -, le pli est pris. Ainsi, dans la très dynamique Bavière, par exemple. Trumpf, poids lourd des machines pour la découpe au laser; Knorr, chef de file des freins pour trains et camions ou Arri, référence incontournable dans les caméras de cinéma : tous exportent des produits Made in Germany, dont 35 à 70 ont été réalisés hors des frontières.
Pourquoi l'Allemagne est-elle l'économie européenne la plus touchée par « l'économie de bazar » ? A cause de la chute du Mur qui a ouvert des marchés satellites, à deux pas de chez elle. Berlin et Munich ne sont qu'à quelques dizaines de kilomètres de l'ex-rideau de fer. En quelques années, Pologne, Hongrie, Tchéquie, Slovaquie sont devenues un atelier de production naturel, offrant main-d'œuvre compétente et peu chère, infrastructures de qualité et habitudes de travail, prises au temps de la zone mark.
Délocalisations massives
Résultat : depuis 1989, les délocalisations d'emplois à l'Est sont passées de 3000 à 1 million, avec une accélération très forte depuis dix ans. L'année charnière fut 1995, quand, englué dans son marasme économique et sa coûteuse reunification, le pays s'est mis à délocaliser à marche forcée. « II y a quinze ans, c'était en Chine, aujourd'hui c'est majoritairement eri Europe de l'Est », observe Hans-Werner Sinn. « Dici à 2010, on peut s'attendre à 1 million d'emplois déplacés de plus », s'inquiète-t-on au ministère du Travail.
Et la qualité dans tout ça? Le Mode in Germany d'hier vaut-il celui d'aujourd'hui? Oui, les records de l'exportation l'attestent : la renommée reste intacte, les produits identiques. Les patrons rhénans y veillent. Directeur de la chambre française du commerce et de l'industrie à Sarrebmck, Gilles Untereiner atteste : « La conception, la mise au point des procédures, la planification, la qualité demeurent sous contrôle direct de la maison mère. » Bref, savoir-faire et délais sont supervisés par des ingénieurs et techniciens allemands, envoyés sur place. Ainsi, à Kaliningrad, un contremaître d'Abeking et Rasmussen se charge de l'encadrement des équipes russes, du transfert de compétences, mais aussi « du b.a.-ba, comme le rangement des outils »... A l'instar de beaucoup d'entreprises d'outre-Rhin, le fabricant de yachts reste très discret sur ses activités à l'étranger. Il minimise même : le coût de revient des coques russes ne représente que 4 du prix de vente d'un de ses voiliers.
Sabine Syfuss-Arnaud
L´analyse de Hans-Wemer Sinn, président de l'institut de conjoncture IFO
Pour survivre à des charges Sociales devenues prohibitives et à des exigences syndicales aussi extravagantes qu'irréalistes, les entreprises allemandes se sont mises à faire fabriquer une partie croissante de leur production dans les pays à faibles coûts, en Europe de l'Est d'abord. L'industrie automobile en est un exemple typique. L'ensemble de la branche a adopté une stratégie concertée, en réponse aux constructeurs japonais, qui eux sous-traitent en Malaisie. Si le coût de revient des produits Made in Germany s'est réduit, leur prix de vente n'a pas baissé, et a permis aux entreprises de générer d'énormes profits. Excessifs, car l'économie allemande, elle, trinque. Près de 1 million d'emplois sont partis à l'Est, concourant au chômage de masse, à la baisse de moral des ménages, à l'atonie de la demande, et à la petite forme de notre croissance.